Liste des sopranos

Liste des contraltos

Liste des castrats

Liste des tenors

Liste des basses

LA TÊTE DE L'EMPLOI




La belle Anna Zamperini

L'ère du paraître

Les commentaires vont bon train sur l'éternelle déchéance du genre lyrique. L'art aurait succombé aux sirènes de la superficialité. Maisons de disque et scènes d'opéra n'auraient plus d'yeux (au détriment des oreilles) que pour les ténors les plus présentables, les sopranos et mezzos sveltes et charmeuses. Depuis vingt ans, citons pêle-mêle les mésaventures des opulentes Sharon Sweet ou Deborah Voigt, le fait qu'on propose Aïda au modeste soprano de la néanmoins charmante Danielle De Niese, ou le battage orchestré autour du beau Jakub Józef Orliński. Il faut reconnaître que les attentes du public ont évolué et que la mise en scène d'opéra est actuellement très influencée par une certaine idée du réalisme, voire d'un naturalisme trempé de psychologie. La tendance a ses qualités et ses limites, ses conventions assurément, et ne fonctionne pas pour tous les répertoires. Il faut bien avouer que ces préoccupations n'étaient pas celles du dramma per musica des XVIIe et XVIIIe siècles... Ce public était-il pour autant préoccupé uniquement de chant et de vocalises enivrantes, comme des clichés encore fort répandus le prétendent ? Et notre époque découvre-t-elle subitement l'attrait de la beauté sur scène ?

Certes, l'idée de « vérité théâtrale » était certainement très différente de ce qui est attendu du public de nos jours. Les contemporains de la Renzi, vers 1640-1650, ou de Guadagni, vers 1750-1760, louaient des capacités dramatiques qui ne feraient sans doute plus recette de nos jours, et qui étaient déjà probablement bien différentes à un siècle de distance. Reste toutefois l'intérêt constant porté à ces questions. Si l'on ne s'arrête pas aux critiques transmises inlassablement dans la littérature musicologique depuis le XIXe siècle, on ne peut que reconnaître que l'opéra n'a jamais échappé aux questionnements sur le corps chantant : quelle place pour la corporéité sur la scène ?

C'est ici particulièrement la question du physique qui intéresse. Incontournable référence pour le XVIIIe siècle, Charles Burney (1726-1814) a laissé d’importants documents sur la vie musicale à Londres, en Allemagne et en Italie. Or, il ne manque jamais d’y commenter le jeu et l'aspect des chanteurs. De Rauzzini, le musicologue rapporte ainsi les débuts londoniens :
Venanzio Rauzzini était à l’époque un jeune homme beau et plein de vivacité, et un excellent musicien, […] son goût, son imagination et sa finesse, alliées à sa beauté et un jeu aussi intelligent qu'inspiré, lui valurent tous les suffrages avant la fin de la saison. 
Rencontrant la jeune Gertrud Schmeling (future Mara), le Britannique commence par jauger son physique : 
Elle est petite et sans beauté, mais son visage n'a rien de désagréable ; bien au contraire, il respire une bonne humeur qui la rend d'un abord facile et engageant. Ses dents sont irrégulières et avancent à l'excès mais sa jeunesse et son sourire la rendent plutôt agréable à voir.
L'aspect physique des chanteurs est donc sans aucun doute un élément important dans leur appréciation, même s'il est pensé dans un cadre différent du nôtre.

Voix ou emploi

Le paradoxe est que le monde lyrique est aujourd'hui régi par les catégories vocales, ce que les Allemands appellent Fach. On est soprano lyrique léger, mezzo colorature, ténor dramatique, di grazia, rossinien, mozartien, baryton verdien, etc. Ce souci d'étiquettes vient du glissement d'un théâtre de création à un théâtre de répertoire, et conditionne l'éventail des rôles jugés musicalement abordables. Les critiques actuelles trahissent la place prépondérante accordée aujourd'hui à l'identité vocale, qui devrait seule compter pour certains commentateurs ; les mêmes prétendront par ailleurs que le répertoire baroque ne se souciait que de voix.
Pourtant, aux XVIIe et XVIIIe siècles, pas de classification minutieuse des tessitures selon puissance, ambitus, agilité... On ne distingue que quatre grandes catégories : soprano, contralto, ténor, basse. Les principales lignes de démarcation sont : voix féminines, castrats et voix naturelles (ténor, basse). Ce qui compte alors, ce sont en fait les emplois. À l'opera seria on est primo/secondo uomo ou prima/seconda donna, avec un penchant pour le sentimental ou au contraire l'héroïque, ou encore premier ténor ; dans l'opera buffa on est buffo caricato, ou chanteur di mezzo carattere pour les jeunes premiers. La nature exacte de la voix importe peu : soprano ou alto, ténor ou basse, on correspond avant tout un emploi, avec des conventions très différentes en termes d'expression de genre (voir Hercule à la croisée des genres). L'aspect physique et le tempérament dramatique participent tout autant à la détermination de l'emploi que le type de voix.
À titre d'exemple, la légendaire Vittoria Tesi, qui n'est pas une Vénus, incarne des personnages forts et quasi virils, masculins ou féminins, avec une voix d'alto modérément virtuose. La soprano Galerati est spécialisée dans les rôles d'homme. S'étant essayée au grand genre ou aux rôles sérieux de dramma giocoso, Anna Storace finit par s'illustrer principalement comme prima buffa di mezzo carattere, à l'inverse de la Grassini, qui abandonne rapidement l'opera buffa pour exalter son tempérament tragique. Un castrat alto ou soprano peut débuter, fort d'un physique adapté, dans des rôles féminins, puis éventuellement devenir primo uomo. Même dénué d'une figure de jeune premier, un ténor ou une basse peut briller dans les rôles comiques ou les sévères rois ou pères de l'opera seria, selon le tempérament (Cf. la basse bouffe Baglioni, caricaturée ci-dessus). Du reste, hommes et femmes ne sont sans doute pas rangés à la même enseigne, si l'on en croit Madame de Sévigné, qui évoque « la permission qu'ont les hommes d'être laids ». Voici ce qu'écrit un commentateur britannique à propos du ténor Trebbi, à Londres (en français dans le texte) :
Quoique le Sieur Trebbi ne fût pas destiné originairement à remplir le rôle de Tenore dans l'Opéra sérieux, & que sa physionomie, naturellement comique, se prêtât peu à jouer les rôles de Rois, de Tyrans, & d'Empereurs Romains, la perfection de son chant & l'agrément de sa voix faisant passer sur l'improbabilité de sa tournure nous craignons qu'il ne soit pas remplacé dans cette partie.
Sont ici convoqués l'emploi, la physionomie, la qualité du chant, et même explicitement le « probable ». Le public n'est pas dupe, et ne se contente pas de boire des mesures de vocalises ; il a ses exigences et n'hésite pas à le faire savoir.

Le rossignol et la truie

Car on le voit bien, chez Burney ou d'autres, la physionomie et la présence scénique sont scrutées tout aussi impitoyablement que la qualité du trille. Certes, d’excellentes qualités vocales peuvent suppléer à un physique « improbable ».
Ainsi, à Londres, la Cuzzoni est laide mais possède « un nid de rossignols dans le gosier », célèbre saillie d'un spectateur du King's Theatre. Sa remplaçante n’est guère plus gracieuse : Mme Pendarves trouve à la Strada une « bouche terrifiante » et le public surnomme la nouvelle venue « the pig » (la truie) ! Heureusement, ce manque d'attrait est compensé par un indiscutable talent vocal et dramatique : Strada est applaudie à Londres de 1734 à 1738.
Dans ses mémoires à la fiabilité discutable, le ténor Michael Kelly rapporte qu’Anna Pozzi, « bien que jouant et chantant extrêmement bien, était, pour être tout à fait honnête, extrêmement laide » ; lors d’une répétition, son partenaire le grand ténor David aurait même eu la cruistrerie de substituer le commentaire d'Iarba ayant rencontré Didon « superba e bella » par « superba e bruta » : fière et laide ! Cela n’empêche pas la Pozzi de briller dans toute l’Europe.
Le même Kelly décrit le fameux Benucci « ugly as sin » (laid comme le péché), mais cela ne devait guère gêner dans les emplois masculins de demi-caractère ou comiques.
La Cavalieri, tant admirée à Vienne, ne l’est certes pas pour son talent d’actrice, bien médiocre et encore aggravé, semble-t-il, par une coquetterie dans l’œil... Cela explique la prédilection de la Cavalieri pour un répertoire ou des rôles plus sérieux, adaptés à son attitude plus hiératique, et son éloignement de la scène. Toujours à Vienne, alors qu’on envisage d’engager Elisabeth Teyber qui ne souhaite toutefois pas chanter d’œuvres légères, l’empereur se récrie (en français) : « 50 Sequins le mois, pour ne jouir que de sa vue, sans l'entendre chanter, c'est un prix exorbitant pour sa laideur… » Il n’est pas beaucoup plus enthousiasmé par la Ferrarese, qui « connaît très bien la musique mais a une figure plutôt laide ».
De fait, un physique ingrat peut vraiment obérer une carrière. Fameux impresario florentin, Albizzi écrit dans les années 1730 à propos de la Turcotti (ci-dessus), pourtant un temps mise sur un pied d’égalité avec Bordoni et Cuzzoni, qu’elle est désormais devenue un « monstre de chair », impropre à la scène. De fait, la cantatrice obèse ne paraît plus en Italie après 1740, et se replie au Nord.

Des monstres adorables

Indéniablement, la tolérance du public a ses limites. Nonobstant ses qualités, le castrat Reginella n’a jamais été l’étoile des scènes ; deux témoignages fournissent des éléments d’explication, à commencer par la cruelle Sara Goudar, auteure d’essais polémiques : « Il fallait l'entendre au clavecin, & non sur la scène. Il y a des figures si malheureuses qu'elles sont capables de faire oublier les plus grands talents. » Burney décrit « sa figure haute, maladroite, dégingandée et balourde. Dans son goût et sa manière de chanter subsistaient néanmoins la flamme d'une école excellente. » 
Il est vrai que la castration pouvait provoquer un développement physique ingrat, avec des proportions disgracieuses aggravées par une tendance à l’embonpoint, même s’il faut prendre avec prudence les récits de « difformité », motivés par un rejet social et confortés par des caricatures (p.ex. Balatri, ci-contre) plus nombreuses que les portraits. Casanova est sans détours en évoquant Salimbeni : « La mutilation enfin fit de ce homme un monstre, comme elle devait le faire, mais un monstre en qualités adorables ». Encore faudrait-il préciser ce que l’Italien entend ici par monstre : sans doute ni plus ni moins qu’un châtré.
Un Britannique se remémore cette silhouette typique à une époque où les castrats sont depuis longtemps sortis des théâtres, au XIXe siècle, en moquant l’un de leurs derniers représentants ; pour lui, Filippo Sassaroli « arpentait les planches à grandes enjambées, gesticulant comme une marionnette géante tout en roucoulant telle une flûte cachée dans le ventre d'une contrebasse ». Du sublime au grotesque, la frontière est souvent fine.


Caricature de la Cuzzoni avec les castrats Senesino et Berenstadt


La voix fait-elle donc pardonner un physique disgracieux ? Question toujours vive, cruellement résumée par un critique parisien en 1803 concernant la soprano Strinasacchi :
Cette actrice compte autant de partisans que de détracteurs. Les uns prétendent qu’elle chante presque toujours faux, que sa voix est aigre et dure et qu’elle s’abandonne à des écarts multipliés dont elle se tire rarement avec succès ; ils ajoutent que sa figure et sa taille sont ingrates, même ridicules en scène et qu’une femme grosse, courte et boursouflée pousse trop loin le privilège en vertu duquel une bonne actrice est dispensée d’être belle. Les autres admirent l’étendue de ses moyens, l’audace avec laquelle elle attaque les difficultés, dont ils assurent qu’elle triomphe presque toujours et ne trouvent, en un mot, rien à lui comparer depuis Mmes Morichelli et Baletti. Quant à sa figure, ils prétendent qu’on ne peut être exigeant avec une cantatrice aussi étonnante et pensent que cela est indifférent pour ses rôles. Je pardonne l’opinion de ces derniers, mais l’impartialité dont je fais profession m’a fait un devoir de rapporter celle des autres.

L'ornement de la beauté

Si chant et talent dramatique peuvent dispenser d'être beau, un physique avenant adoucit les critiques. Comment le nier ? La beauté est un éternel atout, à l’opéra comme ailleurs. Elle transcende des moyens limités ou ajoute à la légende des meilleurs artistes de l’histoire.
Il faut d'ailleurs modérer ici les récits faisant des castrats des créatures difformes : certains sont vantés pour leur expression, leur virtuosité mais aussi leur beauté, en premier lieu Farinelli ou encore Luigi Marchesi. Pour Stendhal, Velluti est simplement « l’un des plus jolis hommes de son siècle ». Casanova rend compte du charme troublant de Gasparo Savoj :
Ce castrat avait une jolie voix, mais son principal mérite était sa beauté […] Serré dans un corset bien fait, il avait une taille de nymphe et chose incroyable, sa gorge ne le cédait en beauté et en forme à aucune gorge de femme ; c’était surtout par là que ce monstre faisait ravage.
Ces atouts de jeunesse éventés, le soprano connaît tout de même une belle et longue carrière. On trouve le même talent au castrat Vasquez, prima donna à Rome puis Lisbonne. Un voyageur raconte que Vasquez « a joué le premier rôle féminin avec une grande distinction [et] a été choisi et engagé non seulement en raison de son excellence vocale supérieure, mais aussi de son apparence féminine, et de son admirable ressemblance à une femme, lorsqu'il porte des habits féminins. » En 1698, Raguenet admire Angelo Ferrini, célèbre pour sa beauté :
Habillé en princesse persane, comme il était, avec le turban et l'aigrette, il avait un air de reine et d'impératrice, et l'on n'en a peut-être jamais vu une plus belle au monde, qu'il ne paraissait sous cet habit.

La contralto Bertolli fait une longue carrière à Londres dans les années 1730, tant auprès de Haendel que de Porpora. Pourtant, lorsque l’Italienne débute, Mme Pendarves est sévère :
Elle n'a pour elle ni voix, ni oreille, ni style ; mais c'est une beauté parfaite, une Cléopâtre, avec ce type de physionomie aux traits réguliers, de belles dents, et lorsqu'elle chante, c'est en souriant. Je pense qu'elle s'est entraînée devant un miroir car son visage reste impassible et qu'elle ne fait jamais la moindre grimace
Des appas qui doivent bien expliquer sa présence continue à Londres, certes dans des rôles secondaires, et souvent dans des rôles masculins, ce qui ne manque pas d'étonner aujourd'hui.
Anna et Antonia Zamperini rencontrent un succès remarquable, à Londres, en Italie ou à Lisbonne. Peu de voix mais du charme à revendre, voilà qui attise les désirs autant que la réprobation.
De son côté, Zinzendorf se pâme à propos de la Storace : « Jolie figure, voluptueux, belle gorge, beaux yeux, cou blanc, bouche fraiche, belle peau, la naïveté et la pétulance de l'enfance, chante comme un ange ». Toutes les qualités d’une prima buffa ! De fait, vocaliste capable d’imiter les agilités de Marchesi, Storace s’oriente progressivement vers un chant de plus en plus simple mettant en valeur ses talents dramatiques et son charme sans affectation. De Maria Mandini, chanteuse aux moyens limités, le même Zinzendorf note un peu perfidement à l’issue d'un opéra de Martin y Soler « La Storace chanta bien, Benucci joua parfaitement, la Mandini nous fit voir ses beaux cheveux. » En 1789, à Paris, le Mercure de France est plus généreux avec la Mandini : « elle joue avec tant de grâce, de mignardise, de gaieté, de finesse, qu'on oublie bientôt ce qui peut lui manquer du côté de la voix. »
Deux célèbres beautés brillent au tournant du siècle : la contralto Grassini et la soprano Catalani (ci-contre). La première est grande tragédienne, belle voix et figure admirable, ce qui compense ses limites dans la virtuosité. La seconde incarne fraîcheur et beauté, et chante comme un ange avec des moyens surnaturels, subjuguant le public en dépit de médiocres talents dramatiques. La contralto Gafforini est également admirée pour sa beauté, son chant et son art dramatique, comme en attestent ces deux vers :
La vedi o l'odi, eguale è il tuo periglio :
Ti vince il canto, e ti rapisce il ciglio.

(Pour l’œil ou pour l’oreille, le péril est le même:
Le chant désarme et le regard ravit)

La conclusion est d'une effarante banalité. L’histoire de l'art lyrique est toute entière parsemée de chanteurs talentueux qui n’ont pourtant pas le physique du rôle ou d’artistes dont le rayonnement transcende les moyens vocaux : à l'ère rossinienne, la contralto Pisaroni fascine en dépit d'un visage déformé par la variole. Le premier Tristan de Wagner, Ludwig Schnorr von Carolsfeld, a davantage la carrure du géant Fafner. Inversement, Lina Cavalieri, dotée d'une voix limitée, fascine le public autour de 1900 par sa beauté célèbre dans le monde entier.
Le charme de l'opéra est sans doute aussi dans cette sublimation des contingences du corps, parfois disgracieux, par l'expression vocale, en particulier dans les styles portés sur l'abstraction virtuose. Le ridicule comme le sublime naissent de ces décalages. Au firmament, bien sûr, celles et ceux qui ont tout. La beauté et l'art, le matériel et l'immatériel, le terrestre et le céleste, de Farinelli à Kaufmann et Netrebko en passant par la Malibran ou Maria Callas.