Liste des sopranos

Liste des contraltos

Liste des castrats

Liste des tenors

Liste des basses

NÉES SOUS DE BONS HOSPICES
Les pieuses sirènes de Venise


Plafond de la salle de musique de l'Ospedaletto

Naissance et fonctions

Genèse

La période médiévale n’est pas réputée pour son bon-vivre, c’est le cas à Venise comme ailleurs. Les estropiés, personnes âgées sans ressources, malades, mendiants et autres « défavorisés » se comptent naturellement par milliers ; à eux s’ajoutent quantité d’enfants illégitimes, notamment nés des étreintes des prostituées qui représentent une part considérable de la population vénitienne.
Les autorités s’efforcent de prendre en charge la foule des malheureux et soutiennent des institutions de charité qui existent donc depuis le Moyen-Âge. Pendant la Renaissance, la gestion des miséreux évolue avec l’apparition de grands ospedali (hôpitaux ou hospices) dans la Sérénissime :

  • L’ospedale de la Pietà est fondé au milieu du XIVe siècle pour accueillir les nouveaux-nés abandonnés. Une niche est ménagée à l’entrée de l’institution, au départ modeste, pour que les mères y laissent les enfants dont elles ne veulent ou ne peuvent pas s’occuper. En général, il ne reste donc qu’un prénom des musiciennes de la Pietà.
  • L’ospedale degli Incurabili voit le jour en 1520 à l’initiative de deux patriciennes, pour héberger les syphilitiques alors irrémédiablement condamnés (les « incurables »).
  • L’ospedale dei Poveri Derelitti, aussi nommé Ospedaletto, est créé en 1528 par Girolamo Miani (ou Emiliani), homme d’église aujourd’hui sanctifié.
  • L’ospedale San Lazzaro dei Mendicanti provient de l’ancien ospedale di San Lazzaro ouvert aux lépreux. Il accueille des mendiants sur l’île du même nom au milieu du XIIIe siècle : on y accole alors le terme Mendicanti. L’institution finit par s’établir dans Venise au début du XVIIe siècle.

Orphelines des hospices vénitienstiensTous ces établissements, entre hospices, hôpitaux et couvents, ouvrent ensuite leur portes aux enfants désœuvrés, l'ospedale de la Pietà étant spécialisé dans les nouveaux-nés abandonnés anonymement. Des bâtardes de familles nobles sont également confiées à ces institutions : on suppose que la soprano Florena Vendramin des Derelitti, dont le patronyme est bien connu localement, en est un exemple. Parfois, les enfants se répartissent entre plusieurs établissements : en 1733, Emilia Cedroni est placée aux Incurabili et sa sœur Giovanna aux Mendicanti. Les pensionnaires viennent de plusieurs villes du Nord, comme le suggèrent des surnoms patronymiques alors courants chez les musiciens : Ippolita Santi des Derelitti est Ferrarese, tout comme Francesca Gabrieli dans le même hospice ou comme Adriana des Mendicanti, ensuite connue sous ce sobriquet au théâtre. Les Mendicanti accueillent aussi une Padovana (Beatrice Fabris), deux Bresciane (Angela Caliari puis Lelia Achiapati), une Mantovanina (Lucietta Cassini) ou encore une Bergamasca (Santa Suardi)... D'autres patronymes indiquent une origine étrangère, comme la Lucovich et Teresa Edwards des Mendicanti, ou la Maria Greca des Incurabili.

L’administration de ces institutions s’inspire des règles monastiques et des règlements anciens des lieux de charité qui en sont à l'origine. Elles dépendent plus ou moins de l’Église romaine, et sont dirigées par des présidents ou gouverneurs souvent issus de la société civile de la République vénitienne. Des comités sont prévus pour gérer certaines activités, notamment les activités musicales qui nous intéressent. Les pensionnaires des deux sexes, qui vivent séparément, participent au fonctionnement et à l'administration. Il est évident que les excellentes musiciennes retenues par la légende ne représentent qu'une petite partie de la population et des activités des hospices vénitiens ; ce qui est certain, c'est qu'elles en deviennent vite un moteur économique majeur, grâce à leur offre musicale.

La musique, excellent investissement

Plafond de l'église de la Pietà par TiepoloLes hospices mettent plus ou moins de temps à saisir l’intérêt d’investir dans une formation musicale complète et de haut niveau, onéreuse, mais tous y viennent. Au départ, la formation des pensionnaires est liée aux obligations liturgiques qui rythment le quotidien, et revient à des maîtres relativement modestes. Mais progressivement, on engage des maestri de renom – souvent actifs à San Marco – pour composer, enseigner le chant et les instruments, et bien vite, tous les établissements disposent d’effectifs exclusivement féminins féconds en talents exceptionnels. L’instruction musicale est réservée à quelques filles, les garçons étant formés à l’artisanat ou au commerce.
Les concerts sont donnés dans les églises proches de chaque hospice, par exemple à San Salvatore pour les Incurabili : les donateurs mélomanes s’y pressent pour entendre les figlie jouer et chanter pour animer les offices, et rétribuent généreusement les hospices de diverses manières (dons, legs, etc.). Les hospices se paient aussi sur la location des fauteuils, la vente des textes imprimés des motets... En 1776-77, Quand les dons se tarissent, du fait d’un moindre attrait ou d’une crise économique, les Derelitti se replient dans une salle de concert accessible à des spectateurs avançant des espèces sonnantes et trébuchantes… Où l’on constate qu’il s’agit clairement d’attirer des fonds garantissant le fonctionnement des établissements. La jeune Lucrezia Mellato est engagée comme contralto au chœur des Mendicanti en 1751, mais bien vite rendue à sa mère du fait de son inaptitude : l'hospitalité se mérite, dans ces institutions. Concrètement, avec l'évolution des règles, il vaut mieux avoir un talent musical qu'être orpheline pour entrer aux Mendicanti ! Après quelques hésitations au nom des fonctions religieuses et sociales officielles des institutions, le XVIIIe siècle est clairement marqué par une professionnalisation des effectifs musicaux des ospedali.
Du reste, la culture de la musique dans ces établissements accompagne la montée de l’engouement pour le chant dans l’espace public, les académies et les théâtres privés fondés à Venise dans le deuxième quart du XVIIe siècle, parallèlement à la nomination de maestri dans les hospices.

Mais comme les théâtres, qui ont souvent du mal à joindre les deux bouts face à un public parfois lassé et à la surenchère des cachets, les ospedali traversent une passe difficile et le succès florissant à la fin du XVIIe siècle, avec son cortège de figures emblématiques, fait place à un lent déclin à partir du milieu du XVIIIe siècle. En 1777, l’ospedale degli Incurabili fait faillite et entraîne tous les autres dans sa chute. Si la plupart maintiennent une activité musicale, les établissements sous placés sous la tutelle des autorités vénitiennes et le déclin est inéluctable jusqu’à la fin du siècle. La République vénitienne tombe en 1797 ; cela marque le coup d’arrêt des prestations musicales publiques des hospices (excepté, sporadiquement, à la Pietà). Les lieux de charité sont réorganisés, leurs fonctions modifiées, la musique oubliée. En tout et pour tout, les quatre ospedali auront enchanté les lagunes et fait rêver l’Europe pendant plus d'un siècle.

Le destin des putte

Trajectoires des pensionnaires

En Italien, on appelle les filles des hospices les figlie, les fancielle ou, en Vénitien, les putte. Dans la plupart d'entre eux, l’organisation obéit à une hiérarchie précise. Tout d’abord, il y a les figlie di comun (filles du commun), assignées aux tâches manuelles, et probablement sans talent musical. Sont promues figlie di coro les filles suffisamment talentueuses pour participer au chœur (orchestre et/ou chant), d’abord comme débutantes, puis confirmées à divers degrés, et in fine solistes. Il n’est pas rare, en outre, que les chanteuses jouent d’un ou plusieurs instruments : la Chiaretta, à la Pietà, s’illustre comme soprano mais aussi au violon et à la viole d’amour, tandis que Bianca Sacchetti des Mendicanti, contralto, brille à l'orgue, à la harpe et à la flûte. Une fille privilegiata jouit de privilèges particuliers, par exemple jours de vacances, avantages pécuniaires, dispenses de corvées, meilleures conditions d’hébergement, etc. Il lui faut en échange encadrer des filles plus jeunes ou remplir diverses autres fonctions. Donner des cours à des élèves externes (figlie a spese) est très lucratif. Plus avant dans la hiérarchie figurent les rangs de maestra, chargée de l’enseignement musical, et ultimement de prieure (priora). La prieure peut être à la tête de deux cents personnes. Ce système permet d’exploiter des talents internes, comme la soprano Maria Teresa Tagliavacca des Incurabili, longtemps soprano très en vue et dernière grande maestra de l’institution, tout comme Graziosa Tagliapietra à l'Ospedaletto. Notons que l’art de la composition n’est pas franchement encouragé, mais que plusieurs filles signent des œuvres, à l’instar de l'organiste Michielina ou de la soprano Agata à la Pietà.


Premier air du motet Alta nubes illustrata de Hasse destiné à M. T. Tagliavacca (vers 1735)

Aux différentes fonctions correspondent diverses compensations financières, qui, pour une étoile du chant, peuvent devenir non négligables. Ensuite, à la Pietà, à 40 ans, les pensionnaires peuvent choisir de quitter l’institution pour se marier (sous conditions) avec la dot ainsi provisionnée, ou utiliser ce pécule pour entrer au couvent. On garde aussi l'exemple d'une élève de Legrenzi aux Mendicanti, Maria Cleonice Mille, devenue nonne et citée dans le testament du maestro ; plus chanceuse, la célèbre Prudenza de la Pietà dit vouloir entrer dans les ordres, mais c'est pour mieux épouser un directeur de l'hospice quelques semaines plus tard, en 1709 ! Cependant, beaucoup poursuivent une longue carrière interne, d'autant que les solistes ne représentent que la partie émergée de l'iceberg. Aussi, les chœurs, contrairement à l’idée reçue, ne comptent pas que des adolescentes mais aussi des figlie soixantenaires : en 1770, la soprano Caterina Ruspanti chante encore dans le chœur des Derelitti à l'âge de 62 ans. L'orchestre et le chœur panachent donc des femmes de tous âges et de tous niveaux, les effectifs étant soumis à des destins individuels toujours singuliers, formés au hasard des rencontres.

L’instruction musicale

La formation, non choisie par les filles abandonnées dans les hospices, apparaît néanmoins comme une aubaine à une époque où les femmes ont moins de possibilités et de facilités à accéder à l’éducation, quelle qu’elle soit. Embrasser une carrière au théâtre est infamant, et il n’existe pour ainsi dire aucun conservatoire ouvert aux filles : ceux de Naples, par exemple, n’accueillent que des garçons. Il leur faut alors recourir à des maîtres privés, souvent grâce au mécénat – c’est toutefois aussi vrai pour les garçons, notamment les castrats généralement d’origine modeste. Les quatre établissements de Venise sont sous cet angle exceptionnels, et assurent de fait des fonctions de conservatoires en accueillant des fillettes pas nécessairement orphelines et même des filles « adultes », souvent adolescentes et plus ou moins éduquées à la musique. Les patriciens et gouverneurs usent de leur influence pour faire admettre telle ou telle donzelle. Les musiciens professionnels ou les anciennes des hospices cherchent à y faire entrer leurs proches, comme les sœurs Cedroni, filles d'une musicienne de la Pietà et placées l'une aux Incurabili, l'autre aux Mendicanti, ou Francesca Tomii, fille de Pellegrino et Antonia Negri, très connus à l'opéra. Toutes ces filles sont admises à un âge déjà avancé et présentent un don musical cultivé.
En effet, au XVIIIe siècle la concurrence entre hospices encourage le recrutement de musiciennes déjà plus ou moins formées, comme les précitées, sur la base de leur talent. C'est ce qui vaut à l'Ospedaletto et aux Mendicanti de se démarquer dès les années 1750, et Ippolita Santi, soprano vedette, a 23 ans quand elle intègre le premier d'entre eux ! En somme, mis à part à la Pietà, où le chant passe au second plan, on constate une véritable professionnalisation des interprètes.
Les pensionnaires autorisées gagnent aussi beaucoup d'argent en donnant des cours à des élèves externes, généralement bien nées ou soutenues par des personnalités : la légendaire Faustina Bordoni est ainsi formée à la Pietà au tout début du XVIIIe siècle ; de même, les sopranos Maria Cattanea, Anna Negri et Rosa Negri sont recrutées fort jeunes par l’électeur de Saxe, qui confie leur formation à la Pietà en 1724. Le niveau est tel qu'on vient de toute l'Europe prendre des cours dans ces hospices ! Et Rousseau, familier des Mendicanti, affirme que les chanteurs d'opéra viennent s'y inspirer lors des concerts.

Ainsi, si certaines filles ont tendance à demeurer très longtemps – parfois toute leur vie – dans l’établissement (Teresa Almerigo des Mendicanti chante de 1763 à 1797, et la soprano Margherita de la Pietà naît en 1718 et meurt en 1810 dans le même établissement), d’autres ne restent que quelques années, à l’instar de Margherita Scomparini qui ne chante à l’Ospedaletto que de 1754 à 1756. Toutes n’ont pas la chance de trouver une situation leur permettant de quitter les ospedali, d’autant qu'une fois intégrées, il n'est pas si simple pour elles de repartir.

Des musiciennes tenues en laisse

Il faut dire que les conditions sont assez strictes : concrètement, les ospedali fonctionnent presque comme des couvents, même si ces conditions peuvent varier et évoluer sensiblement. Les déplacements à l’extérieur sont très limités et encadrés, et la moralité des figlie (souvent littéralement filles de pute ou bâtardes) doit rester sans tache. Le médecin de la Pietà établit généreusement des certificats affirmant que telle ou telle pensionnaire a besoin de grand air : ainsi peuvent-elles séjourner à la campagne chez les patriciens avec lesquelles elles sont parfois liées. En théorie, il leur est interdit de se produire en public, mais en pratique des petits groupes se rendent dans la haute société, où l'on devine qu'elles se font entendre.
Les hospices disposent de prisons, où l'on n'hésite pas à jeter les demoiselles. On peut aussi les rétrograder dans la hiérarchie, comme en 1630 la violoniste Maria Zoppa des Mendicanti, condamnée à vivre à l'étage inférieur des communs : tout manquement aux règles rigides est sanctionné dans ces pieuses institutions. On sépare évidemment filles et garçons, tout en évitant les « affections immodérées » entre fanciulle, dont certaines dorment à deux par lit à l'Ospedaletto.
Adriana Ferrarese des MendicantiPour se marier, il faut qu’une chanteuse atteigne un certain âge, ait formé plusieurs jeunes pensionnaires, après au moins dix ans de service, que l’union soit approuvée par l’administration, et qu’elle renonce à toute carrière musicale ! Quelques demoiselles se révoltent contre ces contraintes : Adriana Ferrarese, jeune soprano à succès des Mendicanti vers 1780 (ci-contre), s’enfuit avec sa condisciple Bianca Sacchetti pour rejoindre son amant. Rattrapée, elle n’est pas réintégrée puisqu’elle a perdu sa virginité (dans la gondole où elle s’enfuyait, raconte la sage-femme signant l’expertise !), contrairement à Bianca. Cette dernière reste pieusement dans l’établissement jusqu’au début du XIXe siècle, tandis que la Ferrarese devient une chanteuse en vue que la postérité retient pour sa relation avec Da Ponte et les compositions de Mozart. En 1734, c’est une jeune violoniste et chanteuse nommée Santina qui s’enfuit de la Pietà encore adolescente. Jetée dans la prison interne, elle doit attendre le mariage avec le père de l’enfant pour sortir, avec la promesse de ne pas exercer comme musicienne : elle ne la tiendra pas et se produira ailleurs qu’en Italie. La virginité ne se négocie pas dans les hospices, et participe de l'image des institutions, d'ailleurs soigneusement mise en scène.

Dramaturgie d'une pieuse modestie

Cette image est aussi assurée par le secret : les filles des hospices se présentent rarement aux yeux des mortels et chantent dans des galeries munies de grilles éventuellement couvertes d'un voile dans les églises. On imagine aisément la fascination exercée sur les spectateurs de ces concerts, devinant les silhouettes des exécutantes comme derrière des moucharabiehs. Il s’agit aussi de tenir à distance toute velléité théâtrale, monde associé au vice et plein d'artifices admirables mais douteux, peuplé de divas dépravées et de créatures comme les castrats. C’est aussi cette volonté qui explique le choix de présenter les oratorios en Latin. Les putte semblent expier leur origine en célébrant les louanges du Seigneur dans la modestie la plus extrême, cachée. Cette piété désintéressée est bien sûr une construction, une dramaturgie visant à susciter la fascination des auditeurs (auditeurs-spectateurs frustrés autant que ravis) et à assurer des revenus aux établissements concernés. En 1739, Charles de Brosses raconte après avoir assisté à un concert privé :
Je vous jure qu’il n’y a rien de si plaisant que de voir une jeune et jolie religieuse, en habit blanc, avec un bouquet de grenades sur l’oreille, conduire l’orchestre et battre la mesure avec toute la grâce et le précision imaginables.
La grenade est un symbole de Marie et de Jésus, et que ses grains répandus sont une allégorie de la charité. Le costume est donc soigneusement étudié, et tout est fait pour mettre en avant une sorte d'innocence stupéfiante : le public n'a pas le droit d'applaudir les morceaux et doit demeurer dans un pieux recueillement. En pratique, on signifie son approbation en toussant et autres ostentations. Et en effectuant des dons : soutenir ces établissements, c'est attirer la grâce divine sur soi, sur les vierges musiciennes et globalement sur la République de Venise.


Extrait du Gloria de Vivaldi exécuté dans l'église de la Pietà, les femmes chantant les pupitres de ténors et de basses sans les transposer !

L’industrie des hospices


Prestige et soutiens

À la fin du XVIIe, Venise est définitivement sous le charme des « sirènes » des ospedali – c’est ainsi que sont désignées par exemple Lucrezia, Prudenza et Francesca de la Pietà – terme étrange pour de chastes servantes de Dieu. Ce prestige attire les donateurs, par exemple des familles nobles soutenant telle ou telle institution pendant plusieurs générations : la famille Grimani, l’une des principales de Venise et propriétaire du plus fameux théâtre, continue de soutenir les Incurabili après que Maria Grimani eut contribué à fonder l’établissement. Même des princes étrangers amoureux de la musique et de Venise sont mécènes des institutions, à l’image du prince-électeur de Saxe Frédéric-Christian, qui contribue au financement de la Pietà.
Ce prestige repose sur une dramaturgie étudiée, des interprètes d’élite et, ceci expliquant cela, le recours à la fine fleur des professeurs et compositeurs.
Giovanni LegrenziDifférents postes existent dans les institutions, mais en général le plus important est celui de maître de chœur ou maître de chapelle, épaulé par des professeurs de solfège (chant), de violon, d’orgue, de manière (art d’orner le chant), voire de composition. On sait que Vivaldi s'occupe des instruments à la Pietà tandis que le célèbre Gasparini y règne ; les plus grands compositeurs prêtent leur plume plus ou moins durablement aux talents des figlie, dont Legrenzi (ci-contre), Pallavicino, Lotti, Porpora, Hasse, Galuppi, Sacchini, etc. D’anciens chanteurs participent aux formations, comme Pietro Scarpari de la chapelle du doge, à la Pietà puis aux Derelitti, le ténor d'opéra Domenico Negri, qui enseigne à la Pietà puis aux Incurabili dans les années 1760, ou encore le baryténor Pietro De Mezzo, actif aux Derelitti.

Ce système montre combien les ospedali exploitent un réseau de patriciens (dont la progéniture fait parfois partie des chœurs et orchestres) et de musiciens professionnels qui produisent, soutiennent et entretiennent le succès artistique et donc financier des établissements. Du reste, les compositeurs vénitiens grandissent à proximité, voire en relation avec ces institutions locales et nourrissent assurément un attachement affectif pour elles : Vivaldi grandit à quelques mètres de la Pietà, Galuppi (ci-contre) est formé aux Incurabili, et, parallèlement à son immense succès à l’opéra, semble avoir à cœur de servir les ospedali ainsi que la chapelle de San Marco. Les chanteurs, dont la vie est souvent précaire malgré leur talent, placent leurs filles dans les hospices (Francesca Tomii fille du ténor Pellegrino, Vincenza Marchetti fille de la basse Baldassare, etc.), participent à la formation des pensionnaires, qui elles-mêmes foulent les planches des théâtres et répandent la réputation des ospedali, etc. Signe de leur implantation locale, les filles des hospices participent à la redistribution des gains supplémentaires du loto vénitien : tous les ans, 90 filles nubiles sont choisies dans les paroisses, lieux de culte et ospedali, et des tirages ont lieu régulièrement : le premier nom tiré reçoit 40 ducats en dot, et les quatre suivants 20 ducats. Ainsi, en 1738, la soprano Graziosa Tagliapietra des Derelitti a la chance d'être tirée la première. En 1775, Santa Gropello, contralto vedette des Incurabili, n'est tirée qu'en quatrième position. Plus important, elles sont clairement mises à contribution en amont de la bataille de Corfou contre les Turcs, en 1716 :
Le Père Recteur doit encourager les filles et les autres personnes vivant dans les hospices pour que, tous les mardis fixés, celles-ci exercent leur dévotion et prient tout spécialement pour apaiser la colère de Dieu causée par nos péchés, et qu'Il bénisse les armées de notre Sérénissime République.

Les ospedali sont donc des plateformes complexes et bien implantées dans la ville, où conjoignent des intérêts affectifs et économiques – tant pour les classes supérieures que pour les modestes, pour le monde prestigieux mais précaire des musiciens –, ainsi que les dimensions religieuses et profanes.


Début du motet Laetatus sum de Porpora pour l'Ospedaletto (1744, soliste Ruspanti ou Forzadin)

Entre sacré et profane

En théorie, les figlie di coro sont au service du Seigneur et ne remplissent que des fonctions liturgiques. En pratique, et cela n’a rien de propre aux hospices vénitiens, on vient à l’église pour le plaisir d’entendre de la belle musique et des grandes virtuoses, dont le style va d’une tradition de la musique sacrée relativement austère aux envolées flirtant clairement avec les airs d’opéra les plus sensuels et les plus échevelés. Les motets qui introduisent diverses sections de la liturgie traditionnelle sont écrits librement (mais toujours en Latin, comme les oratorios) et exhalent les mêmes fureurs, chavirements extatiques ou roucoulades pastorales qu'Armide, Didon ou Chloris. Ils permettent aux solistes de faire valoir l'éventail de leurs talents vocaux et expressifs à la manière des airs da capo au théâtre. Pierre Jean Grosley remarque à propos des ospedali en 1759-60 que « La Musique fait la partie capitale d'une éducation qui paroît plus propre à former des Laïs & des Aspasies, que des Religieuses ou des Mères de famille. » De fait, on l’a vu, certaines pensionnaires quittent les institutions pour tenter leur chance comme chanteuses ou instrumentistes professionnelles, ce qui devient plus courant au fil du XVIIIe siècle, notamment pour les filles des Mendicanti (Mlles Achiapati, Marchetti, Ferrarese, Giuliani, la violoniste Maddalena Lombardini).

Francesco Guardi, concert de 1782

Le répertoire est parfois, bien que rarement, explicitement profane, tout en exaltant un contenu moral. Ces prestations sont toutefois limitées à un cadre privé, à l’occasion de visites de personnalités comme le musicographe Charles Burney, le président de Brosses, Rousseau, des sommités religieuses ou des princes étrangers. Ainsi, en 1726, un somptueux spectacle est donné en l’honneur du cardinal romain Ottoboni avec les filles de la Pietà et la musique de Porta. L’année suivante, les pensionnaires des Incurabili interprètent carrément un dramma in musica, Atenaide. En 1749, on chante étonnamment Demetrio de Hasse aux Mendicanti ! C’est apparemment pour se divertir que les filles des Incurabili donnent Teseo in Sicilia de Tiepolo en 1754. En 1782, on donne aux Incurabili Il Ritorno di Tobia de Galuppi avec cinq des meilleurs chanteuses de tous les hospices, en l’honneur de Pie VI. On honore des altesses russes (Petrovitch) la même année dans une salle de concert (tableau de Guardi ci-dessus) en donnant Telemaco nell'isola Ogigia de Mortellari, en réunissant 80 exécutantes. Burney, en 1770, entend en concert à la Pietà des symphonies d’opéra de Sarti ; s’il entend un oratorio latin dans la tradition locale à l’Ospedaletto, il jouit d’un concert spécial de deux heures aux Incurabili, s’émerveillant de la qualité d’un orchestre intégralement féminin et des voix de la Lucovich ou encore la Risegari, chantant des « airs de bravoure et de grandes scènes prises des opéras italiens » ou encore « des airs pathétiques, de goût et d’expression ». Si Burney ne manque pas de saluer « la grande décence » et le « maintien modeste » des interprètes, certains commentateurs sont plus enflammés et font preuve d’un enthousiasme pas très catholique pour les « sirènes » : un poète anonyme « fond dans le miel » à l’écoute des accents pathétiques de la divine Apollonia de la Pietà, étoile de la première moitié du XVIIIe, et commente le physique de toutes les solistes. Quant à Rousseau, il écrit dans ses Confessions :
Je n'ai l'idée de rien d'aussi voluptueux, d'aussi touchant que cette musique : les richesses de l'art, le goût exquis des chants, la beauté des voix, la justesse de l'exécution, tout dans ces délicieux concerts concourt à produire une impression qui n'est assurément pas du bon costume, mais dont je doute qu'aucun cœur d'homme soit à l'abri.

Le chant et les chanteuses

Santa TascaCes récits sont extrêmement utiles et montrent que la fascination des auditeurs et leurs propos rappellent finalement le monde de l’opéra, à ceci près qu’il n’est point ici d’action visible. Peut-être était-ce préférable : nous avons dit que tous les âges étaient présentés, et les visiteurs qui aperçoivent les virtuoses laissent des commentaires parfois désabusés : Rousseau n’hésite pas à traiter de « laiderons » les putte des Mendicanti, pour mieux vanter le charme qui naît de leur talent. En 1730, le pamphlet anonyme précité affirme qu’Agata de la Pietà est jolie mais n’a pas de doigts à une main, est petite, maigre, boîteuse avec le teint verdâtre. Apollonia est louée pour son chant mais guère plus avenante, selon la même source. D’autres descriptions sont évidemment plus flatteuses, par exemple concernant la soprano Giulietta de la Pietà, mais l'ensemble fait l'effet d'une douche froide.

On l’a dit, les hospices, conservatoires de fait pour des élèves internes et externes, forment des chanteuses et instrumentistes hors ligne. Toutes n’atteignent pas les mêmes sommets : il a déjà fallu trier les filles du commun de celles qui semblent promettre des talents musicaux ; et parmi celles-ci, certaines valent par leur versatilité, d’autres ont un vrai organe de diva, d’autres encore s’illustrent uniquement à l’instrument... Au final, les effectifs augmentent progressivement jusqu’à l’apogée des années 1730-40, où ils atteignent 30 à 40 filles choisies parmi jusqu’à 60 disponibles pour chaque concert. Les solistes d’exception ne manquent pas.
Déjà un oratorio de Spada donné par la Pietà en 1687, Francesca enchante le public. En 1770, aux Derelitti, Burney note avec une certaine précision les talents des unes et des autres dans une page de Sacchini :
L'oratorio […] m'a totalement ravi et ce tant au niveau de la composition, qui était excellente, que du chant d'un mérite infini. Lorsque j'entrai dans l'église, la Ferrarese [Francesca Gabrieli] exécutait admirablement le récitatif d'une façon unique ; il se terminait par un morceau de bravoure, avec une seconde partie pathétique dans le style des oratorios de Jomelli, mais très éloigné de celui de ses airs ; il y avait également un récitatif assez lent chanté par Laura Conti, qui ne possédait pas une voix très puissante ; plus une voix d'opéra de chambre ; mais son expression d'un goût exquis m'a charmé [...] Les chants que j'avais entendus à l'hôpital ce soir là, tout comme ceux des Incurabili, j'en suis certain, auraient été fortement applaudis dans le plus grand des opéras d'Europe.
Il note aussi le talent « extrême » d’Ippolita Santi et Domenica Pasquati. Ailleurs, aux Incurabili, il admire Mlles Rota, Rossi et Ortolani, « parfaits rossignols ; elles ont une aisance dans l’exécution des divisions difficiles qui égale celles des oiseaux ». Seules les chanteuses de la Pietà ne lui paraissent guère la hauteur, contrairement à l’orchestre : l’âge d’or est en effet passé pour ce premier ospedale.

Si la virtuosité et la musicalité des chanteuses ne font pas de doute, la désignation de certaines chanteuses comme ténor ou basse a fait couler beaucoup d’encre : à la Pietà, on 1707, on dénombre 5 sopranos, 4 contraltos, 3 ténors et 1 basse, toutes demoiselles. Ambrosina, par la suite, y devient célèbre explicitement pour son registre extrêmement grave, ce dont témoigne certaines parties. Burney écrit en 1770 qu'il a entendu des contraltos très profonds dans tous les hospices, et que la tradition est ancienne. On peut imaginer qu’une fille possédait un registre plus grave qu'Ambrosina encore, même si en général les parties chorales attribuées aux ténors et basses devaient être transposées (à vue ?). De fait, beaucoup d’œuvres sont écrites pour deux pupitres de sopranos et deux de contraltos. Mais on peut aussi imaginer une exécution de toutes les tessitures, même les plus profondes, par des femmes, comme cela a été tenté (voir supra l'extrait du Gloria de Vivaldi).
Cette spécificité fait que les ospedali cultivent particulièrement les contraltos féminins même quand, au fil du XVIIIe siècle, ce type est moins en vogue. Les putte interprètent de nombreux personnages masculins comme féminins dans les oratorios, quel que soit leur registre, et des contraltos vedettes s’illustrent encore dans ces institutions alors qu’ils se font rares au théâtre : citons Angela Moro aux Derelitti dès les années 1740, Santa Gropello aux Incurabili dès les années 1750, Ignazia à la Pietà à compter de 1770 ou Bianca Sacchetti des Mendicanti à partir des années 1780. L'évolution des effectifs correspond néanmoins globalement à ce qu'on observe dans les théâtres, et les voix de sopranos l'emportent clairement en approchant 1800, devenant de plus en plus aiguës (Benvenuta de la Pietà). Quant au style, là encore, les hospices se calquent sur les modes. La tradition vénitienne y demeure assez bien défendue au XVIIIe siècle, avec Vivaldi, Porta, les Pollarolo, Pampani et le grand Galuppi, mais on courtise aussi les compositeurs d'école galante classiquement liés à l'école napolitaine : Hasse, Sacchini, Anfossi, Jommelli, Cimarosa, etc. Porpora, chantre du style de Farinelli, Caffarelli et la Mingotti, sera employé dans trois ospedali ! Il n'est qu'à la Pietà qu'on revient au style local et plus plat du modeste maestro Furlanetto, pendant les dernières années. Les oratorios de Mayr écrits pour les Mencicanti dans les années 1790 sont parfaitement dans le goût du temps, avec de nombreux soli instrumentaux, des duos amoureux, des ensembles... mais la fin est là, et les institutions de charité ne produiront plus de vedettes.

Pour en savoir plus sur ces ospedali ou consulter leur répertoire discographique, visitez la page propre à chacun d'eux ou celles de leurs célèbres pensionnaires en cliquant ci-dessous :

PIETÀ OSPEDALETTO INCURABILI MENDICANTI
Barbara
Apollonia
Ambrosina
Santa Tasca
Laura Comin
Francesca Gabrieli
Ippolita Santi
Elisabetta Mantovani
Maria Teresa Tagliavacca
Lelia Achiapati
Adriana Ferrarese
Cecilia Giuliani
Maria Marchetti
Bianca Sacchetti